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Photo du rédacteurMax Lobé Officiel

Courir comme une femme: analyse d'une des expressions les plus stupides qui soit.


Max Lobe continue d'explorer les notions qui lui sont de plus en plus chères: la honte, l'humiliation et l'honneur. "Courir comme une femme" est une réflexion sur la moquerie qui déprécie l'homme et dénigre la femme.


J’ai treize ans lorsque je passe mes examens de brevet du premier cycle, à Douala. Quelques semaines avant l’écrit, ce sont les épreuves physiques. Toutes les écoles de notre région doivent se retrouver dans le grand terrain d’un lycée de la place. Là, il y a le lancer du poids, le saut en hauteur, le saut en longueur et j’en passe. Oui, je sais déjà que la masse de métal que je lancerai n’ira pas plus loin que mon maigre bras. Est-ce que j’ai la force de la championne Natalya Lisovskaya ? Mais qu'importe! Je dois y mettre toute mon énergie, pas tant parce que je souhaite battre quelque record mondial ou local, encore moins parce que je veux me démarquer de mes costauds camarades qui eux, les garçons, ont pour la plupart, deux, trois ou quatre ans de plus que moi. Non. J’y mets toute mon énergie parce que je sais que si je veux réussir à mon examen final, chaque point compte. Aucune discipline n’est à sous-estimer.


A l’épreuve de course à pied, je suis dans un groupe de quinze garçons. Quinze ou vingt, pas plus. Coup de sifflet et nous voilà partis. Il faut faire quatre tours du terrain sableux que les pluies de juin, déjà diluviennes, avaient rendu fangeux. Je cours. Je cours. Je donne le meilleur de moi-même. Pendant que mes pas creusent la boue, pendant que j’accélère, la langue bientôt pendante, voilà qu’une clameur monte. Les rires. La foule se tord de rire. Que se passe-t-il donc ? Pourquoi cette crise soudaine ? Il ne me faut pas beaucoup de temps pour comprendre que c’est de moi que l’on se moque. « Oh… oh ! oh ! Il court comme il femme ! » s’écrient les uns hilares, en me pointant du doigt, et les autres, les garçons surtout : « Pélagie ! Pélagie! Regardez tata Pélagie la coureuse ! » Visiblement, dans cette masse d’élèves venus de toute la région, personne ne peut contenir son rire. Même mon prof de sport, je l’aperçois là-bas, en compagnie des autres jurés, il doit s’appuyer sur ses genoux pour pas étouffer.


Je me rends compte que j’ai ralenti. Les encouragements de Chandèze, ma mère, dans ma tête, me parviennent. Ma mère seule sait m’encourager: elle mise sur l'honneur. Alors, je reprends mes forces et poursuis ma course comme si de rien n’était. À l’arrivée, je suis parmi les cinq premiers.


Devenir bourreau.


Si on m’avait dit que des années plus tard, cette scène reviendrait dans mes rêves, plus vraie qu’elle ne s’est réellement produite, précise, les visages déformés par la moquerie et la ferme volonté de me rabaisser, si on m’avait dit que j’entendrais encore longtemps ces cris, « Pélagie ! Pélagie ! », alors que je cours sur mon tapis en salle de sport, à Genève, je n’y aurais jamais cru. Jamais.


N’est-ce pas qu’il m’arrivait à moi aussi de me joindre au concert de moqueries et de crier à celui-là : « Oh… oh ! Oh ! Tu cours comme un sac de manioc ! » N’est-ce pas que moi-même je raillais celle-là dont les seins, dans son élan de course, manquaient de peu d’écrabouiller son visage ? J’attendais d’être le plus proche possible d’elle pour lui lancer : « Ma chérie, tes lolos vont tomber ! »


Hier, en fumant à ma fenêtre, j’ai vu une femme courir en bas de chez moi, dans la rue ; elle faisait du jogging. Je l’ai longuement observée jusqu’à ce qu’elle disparaisse là-bas, loin derrière les arbres. Et pour la première fois de ma vie, je me suis demandé, tiens, elle, cette femme-là, comment court-elle ? En quoi sa façon de courir est-elle pareil ou même semblable à la mienne ? Et surtout en quoi le fait de courir comme elle – je m’imagine en train de courir exactement comme elle – peut-il susciter autant de railleries ?


Courir: qu'est-ce que c'est?


Courir, c’est un pas, deux pas et ainsi de suite, encore et encore, en accélérer. Courir, c’est marcher, mais en plus rapide. Courir, c’est passer le seuil de la marche rapide. Courir, c’est aller vite, le plus vite possible, en fonction des capacités naturelles de son corps. On peut courir pour chasser une proie, pour rattraper une cible, pour se nourrir (donc). On peut courir pour se maintenir en bonne forme : c’est plutôt récent dans notre conception du monde. Mais surtout, on court pour échapper à un danger.


Supposons qu’un danger de mort survienne dans une foule. Soudain, c’est la débandade, le sauve-qui-peut, le chacun-pour-soi-Dieu-pour-tous. Il faut courir pour s’éloigner le plus possible du danger. Dans ce cas de force majeure, dans cette situation critique où il s’agit de sauver sa vie, tout le monde court. Les femmes, les hommes, les enfants, les jeunes et moins jeunes, tout le monde court. L’unijambiste court comme il peut. Le manchot court comme il peut. L’athlète court comme il peut. Le paraplégique court comme il peut. La grand-maman court comme elle peut. Le ventru court comme il peut. L’asthmatique court comme il peut. Les quatre pattes et même les sans-pattes-du-tout doivent, eux aussi, courir comme ils peuvent. Parce que lorsqu’il y a danger, tout le monde se démerde. C’est ça, courir. J’entends, courir c’est courir.


Les fantômes de l'enfance.


Maintenant que j’ai trouvé ma liberté d’adulte, les fantômes de mon enfance s’acharnent à me tirer vers le bas. Ils disent que la liberté vient avec son lot de douleurs, les douleurs insoupçonnées, celles qu’on avait rangées consciemment (ou pas) dans la boîte des expériences à oublier, à effacer, précisément parce qu’on était en quête de liberté et d’épanouissement. Et ces fantômes n’ont pas tort : je le leur dis tout en essayant de négocier tant bien que mal un accord de paix, une trêve du tourment. Je leur dis que la locution de comparaison « … comme une femme » pourrait tenir, je le leur concède, allez, si seulement elle n’était pas recouverte de cette épaisse enveloppe dépréciative et condescendante. « Se battre comme une femme », « parler comme une femme », ou même « pleurer comme une femme », au-delà même de l’évidente expression culturelle qui le caractérise, condamne les capacités naturelles de la femme au risible, tout en prônant la toute-puissance à laquelle tout homme, dès son plus jeune âge, doit se plier au risque d’apparaître aussi risible qu’une femme. Et mes fantômes me disent, dans une voix à la texture de plume : « Tu penses comme une femme ».



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