Ma mère dit qu’elle s’est sentie bête. Sur le coup, elle a perdu ses mots. Puis, derrière elle, la file d’attente pressait. Elle était à la Poste, Lugano – en Suisse italienne, pour une commission. La langue lui a fait défaut.
Au pays, Chandèze bossait dans l’administration publique, la politique et donc le pouvoir. « Mais… mais… », la colère l’étrangle. « Mais cette dame, est-ce qu’elle sait qui je suis ? » Est-ce que cette guichetière sait que ma mère a eu sa première fille à l’âge de quinze ans, puis qu’elle a enchaîné : cinq enfants en six ans, pas de retour de couche. Une douzaine d’années plus tard, avec le même homme, encore deux rejetons. Il lui avait dit que c’était pour la retraite et déjà voilà qu’il l’a précédée, lui, là-haut. Et ma mère persiste : « Est-ce que cette femme sait qui je suis ? »
« Ici, tu n’es rien. » je lui dis.
Elle baisse la tête. Ses épaules s’affaissent. Lorsque je me répète, oui, tu étais sans doute quelqu’un, là-bas, au pays, mais ici, oh ma Chandèze… elle lève la main comme pour se protéger d’une lumière trop forte. Elle file dans sa chambre. Derrière elle, le parfum de la honte. L’humiliation.
J’imagine que ma mère a souffert du regard de la guichetière du bureau de la Poste. Cette dernière n’a peut-être pas fait autant d’études que ma mère, mais le seul fait qu’elle parle l’italien, langue officielle à Lugano, qu’elle se tienne derrière un guichet officiel, la blouse jaune, la met, elle la guichetière, d’emblée en position de force.
La honte, ce sentiment dont on parle si peu, même en littérature, beaucoup préfèrent mettre en lumière l’amour, l’amitié, la fraternité, et la peur, le drapeau de la politique porte les couleurs de la peur, parce que la haine fait vendre, on évite la honte. C’est un mauvais terreau, la honte, pourtant sur elle poussent tous les autres sentiments.
La honte d’être né ailleurs, la honte peut-être d’avoir le mauvais nom, la mauvaise langue, la mauvaise couleur de peau, le mauvais passeport : ici les Européens et là-bas, les Autres.
(Mon passeport est autrien!)
Les Autres portent aussi des sous-catégories : les voilées, les barbus, les circoncis et les non-assigné.e.s.x. Les fruits tropicaux puent, c’est bien connu, n’est-ce pas ? Votre bouffe est forcément infecte sinon d’où viennent Ébola et toutes ces sales maladies qui paralysent le monde ?
La honte qui tue au-dedans devient humiliation lorsqu’on vous la rappelle, le regard est d’une puissance folle, ça perfore, ça saigne, ça lapide. Le discours politique, ici et là, dans cette période chahutée, une ritournelle puante, consiste à mettre (systématiquement) en spectacle toutes les hontes tapies au-dedans des Autres. On associe tous les Autres, les épluche jusqu’à la dernière pelure, jusqu’à découvrir la plus petite perle de honte. À force, cela devient obscène. Par exemple, dévoiler publiquement une femme – que cela soit une farce ou pas, là n’est pas le sujet – dévoiler publiquement une musulmane participe à l’humiliation, pas seulement de cette femme-là, celle qui consent se soumettre aux regards voyeurs, aux injonctions baveuses d’hommes qui l’invitent à passer son test de virginité, mais également à l’humiliation de tous les individus qui ont cette foi en partage. C’est quoi la prochaine étape, la tonte ?
L’humiliation est la mise en scène de la honte, la spectacularisation de la honte. L’humiliation est l’appel à la moquerie, l’humiliation est l’appel à la détestation du plus faible, l’humiliation est l’appel à l’exclusion de l’âme qui se sait déjà déclassée, pointée du doigt, ma mère, oh ma Chandèze, les migrants, tous les partants, les brûlés du réchauffement climatique, les cadets infirmes d’un capitalisme brutal qui, lui, est totalement éhonté, les ouvriers, les petites mains, les femmes, les différent.e.s.x, les Autres… L’humiliation est tout le contraire de J’accuse ! , vibrant et célèbre plaidoyer de Zola en faveur de l’officier Dreyfuss, (injustement) humilié.
La honte, l’humiliation, l’honneur, la haine… rien de tout cela, en réalité, n’aide à détendre l’inflammation, bien au contraire, l’irritation persiste. Le secret se trouve peut-être dans la capacité à se représenter le ressenti de l’autre, la perception de son prochain. La nouvelle voie se fraie dans la capacité à percevoir la honte dans l’autre, la honte en nous-mêmes parce que la honte est interne, elle est dedans, elle est personnelle, intime. D’ailleurs, qu’y a-t-il de plus universel que l’intime ?
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