Après toutes ces années, après deux ans de Covid, sédentarisé, enfermé dans ses pensées, dans son corps, son langage, Max Lobe engage la conversation avec le Blanc qui vit en lui, chez lui. Si seulement on pouvait déjà définir le Noir ou le Blanc. Lui-même ignore tout ou presque de ces notions. Mensonge! Toute une vie à (se) mentir.
Ma mère dit que je suis devenu Blanc. C’est exactement ce que pense l’autre, c’est-à-dire le Blanc qui vit chez moi, au-dedans de moi. D’ailleurs, le voilà ! Il se tient là, debout devant le Noir que je prétends être, le Noir que j’aurais aimé être si seulement je savais ce que c’est qu’être Noir.
Blanc ?
Il me dit, l’agacement plein la gorge : Qu’est-ce que tu veux, à la fin ? Hein ! Qu’est-ce tu veux, bon diable ? Est-ce que tu veux retourner vivre là-bas avec ces gens-là, c’est ça ? Mais putain ! Ne vois-tu pas que c’est tellement mieux ici, chez moi ?
Je me demande ce qu’il peut bien entendre par « ici, chez moi ». Chez lui ? Mais mon pauvr’ Whity, tu es ici, chez moi. Ici, c’est bien chez moi, même si nous sommes dans un pays de Blancs.
Je sais, si je lui réponds comme ça, il va dire ducouptement que oh je suis raciste, que Oh-là-là ! c’est de la discrimination en plein jour, que oh c’est la négation même de l’idée de cohabitation entre lui et moi, notre vivre-ensemble de depuis toujours. Or, comme je ne veux pas, moi, avoir des disputes avec lui, ce Blanc qui vit non seulement chez moi, mais aussi au-dedans de moi, mon ombre, je préfère recaler mes mots à la porte de mes lèvres.
Je feigne de ne plus lui prêter aucune attention. Je m’efforce de ne plus le regarder, ni l’écouter.
Le flyer en forme de carte postale que je tiens sous mes yeux porte l’inscription : Chems Sex, on en parle ? Au recto, l’image montre trois gars dont les corps nus s’enlacent, suants. La langue de celui-ci effleure le lobe gauche de celui-là, qui, au milieu, fait sandwich avec le troisième qui colle dans son dos. Tous trois sont Whity. Je me dis que tous les trois gars sur la carte ne peuvent qu’être des Whity. Oui, parce que ma mère dit que ce genre de choses, c’est pas pour nous autres. Et là, le Blanc en moi est une fois de plus d’accord avec elle : je suis devenu Blanc, car il sait, uhmm, il sait que j’aime ça, je suis ça, aussi.
Au verso, la carte dit qu’il faut libérer la parole. Tous les mardis à 20 heures précises, on peut, on a le droit, enfin !, de libérer sa parole pour dire son secret. C’est écrit : « addiction ». La carte, toujours dans son verso précise que la discrétion est assurée, la convivialité garantie, aucun jugement, promis-juré. Pas besoin de rendez-vous. On peut directement se présenter à la séance, mardi soir, à 20 heures précises.
Je pars dans un éclat de rire qui fait tressauter mes épaules. Entre mes trémolos de moquerie, je dis à l’autre qu’il a meilleur temps de rester à la maison se frotter la tige, tout seul,que de se rendre à de telles réunions. C’est du gros n’importe quoi, que je lance avec dédain.
Il reste interdit. Le Blanc chez moi, celui-là même qui se tient debout devant moi, dans ma cuisine, en moi, n’arrive pas à cacher son dégoût. Il me lance : T’es vraiment un salaud, toi !Il marque une pause comme s’il cherchait une affirmation encore plus précise et sans doute plus blessante que son simple « T’es vraiment un salaud, toi ! » Il secoue la tête et des jets de déception m’éclaboussent.
Ékié ! que je m’étonne en laissant tomber la carte de la dispute sur la table. Mon gars, que je reprends dans un souffle certain :Je ne peux plus rire ma chose chez moi que maintenant tu me traites de salaud ?
Ah que je n’aurais pas dû. Non, je n’aurais pas dû aligner ces mots-ci, cette insinuation innocente qui me donne bonne conscience. Je n’aurais pas dû, parce que ça le met dans tous ses états, mon Whity. Il éclate : T’es qu’un connard ! Un connard, tu m’entends ? Mardi dernier à la réunion, qu’il poursuit sans baisser le volume de sa voix, bien au contraire, ça grimpe d’un cran, de mille décibels : Mardi dernier à la réunion, tu chialais comme un gamin en racontant toutes ces substances que tu donnes à ton corps. Tu t’abreuves de ça, sale junky ! Tu disais que l’intraveineuse te donne l’allure d’un Petit Prince, aéroplane, l’espace n’a jamais été aussi grand que par la voie sanguine. Tu as même dit, et je te cite texto : Tu t’en voles. Tu as dit qu’avec toute cette chimie, la collision des chairs n’était plus un simple et banal plaisir, non, tu as dit que ça devenait du carburant pour naviguer dans l’espace. Que tu ne savais pas comment t’en défaire, puisqu’une fois revenu sur terre, notre terre sale d’angoisse, tu n’avais qu’une seule idéeen tête, repartir, reprendre ton envol. Le séjour dans les étoiles, les gars ne sont pas que des moutons. Oui, tu l’as dit, toi, mardi dernier, tu t’en souviens ? Bâtard !
Je ne dis plus rien. Mon visage se ferme. Là, là au-dessus de la cuisinière, sa ventilation, au-dessus du plan de travail en pierre. Là au-dessus de l’évier, des armoires à la poignée métallique. Machinalement, j’ouvre celle où je garde des bouteilles en verre. J’en prends une que je remplis avec de l’eau du robinet. Lorsque je me retourne, je constate que mon Whity est maintenant attablé, là, exactement où j’étais il y a quelques secondes. Il se roule un joint. Le gris dans la fumée qu’il rejette est un mélange de rage et d’humiliation. Il a le sourire nerveux, narquois à la fois. Son visage porte les traits de victoire ostensible que seul moi sais avoir. Il doit croire qu’il m’a cassé avec sa tirade, sa piqûre de rappel.
La fenêtre de la cuisine cadre le portrait du soleil. Il y a des plantes au pied du cadran. Les pots sont sur une lame de chêne fixée au mur, à un peu plus d’un mètre du sol. Les feuilles sont larges, certes, mais tombantes, mourantes et leur vert perd de son vif. Je les arrose. Après avoir déposé la bouteille d’arrosage sur le plan de la cuisine, au-dessous des armoires à poignées métalliques, je m’adresse à l’autre : Tu vois, mon Whity, tu ne sais même pas t’occuper d’une plante. Une pauvre plante et de la vie en elle. Je savais pas que les Whity étaient comme ça négligeant envers les plantes. Tu vois, voilà les choses que tu devrais prendre au sérieux. Et puis please, dis-je agacé, please, ne me parle plus de cette histoire de réunion du mardi soir.
Et pourquoi donc, qu’il réplique du tac au tac.
Je prends mon souffle et j’attaque : Parce que, mon cher Whity, je n’y vais pas pour demander quelque aide que ce soit. Et ça, tu le sais bien. Tu le sais mieux que moi. Oui que tu le sais bien parce que précisément, c’est toi qui me l’avaissuggéré : y aller pour repérer de la bonne chair, des gars, les petits nouveaux, les réguliers, les daddy, les wanna be hetero, et surtout les bons pharmaciens. C’est toi, oui toi, qui m’avaisdit : Vas-y ! Là-bas, tu trouveras de quoi de mettre sous la dent. Les numéros de téléphones y sont les meilleurs. Tu verras, il y a des gros, des gros-gros hot-dogs là-bas. Ah ! Tu veux m’avaler de tes yeux, c’est ça ? Le salaud entre nous deux, ici, c’est toi, mon pauvr’ hypocrite ! Oui toi, hypocrite ! Tu m’avais dit, là-bas, ta vie changera. Et en effet, elle a changé. Et comment ! Depuis que je fréquence ce club de libération de la parole, comme si durant tous les autres jours de la semaine, lundi, mercredi, jeudi, vendredi, samedi, dimanche, comme si tous ces autres jours-là, ma parole, je me la mets dans mon cul. Et hop ! Le mardi soir à 20 heures, j’ouvre mes orifices, je la libère. Elle s’envole de ma bouche, pendant ta réunion de merde et après, juste après la réunion, ma bouche se remplit, des chairs, des nouvelles chairs, de bonnes grosses chairs, toutes les semaines, dans cette bouche libératrice, la mienne, mes orifices sont des orifices de la liberté, dedans se liquéfie toute la puissance des pauvres types. Tu vois, mon vilain donneur de leçon ? Tu vois, tous ces gars-là, c’est toi qui me demandes de les ramener à la maison. Plus on est nombreux, mieux c’est, que tu me répètes. Moi, oui moi, pour ta gouverne, moi, je ne suis pas devenu Blanc. Non, non et non. Je suis ce que je suis. Et n’en déplaise à ma mère, je suis bel et bien Noir.
Conneries ! s’emporte l’autre, dégoûté. Il est maintenant à un poil de centimètre de moi. J’ajoute un mot qu’il me mettra le poing dedans. Conneries ! qu’il appuie. T’es un sale menteur. Un sale manipulateur qui ne pense qu’à lui, la nostalgie de là-bas te tue plus encore que tout ce que tu avales. Et c’est ma faute ? Ah le connard ! Tu me manipules, toi cet imbécile !Depuis plus de vingt ans que tu vis ici. Vingt huit très exactement. Tu es né ici. C’est toi qui m’as supplié de m’installer en toi, de t’ouvrir les yeux à ton bonheur, uniquement ça, ton bonheur. Tu m’as supplié de te protéger de ces gens-là, ceux de chez toi là-bas, sauvage ! ta famille et les tous les autres miséreux qui ne passent leur temps qu’à quémander, la main toujours tendue. Oui parce que chez toi là-bas, on casse du pédé, mais son argent à bon goût. Et c’est moi que tu traites d’hypocrite ? Hein ! C’est toi qui m’as dit que tu voulais ça, qu’on te remplisse, parce que tu es vide, ces gens-là t’ont vidé de toute ta vie. Point de lumière. Regarde-toi. Tu m’as que tu voulais qu’on te bourre de partout, la chair, tous les trous, le fouet. Ah, j’oubliais ça, le fouet ! Tu m’as dit que le Noir, c’est le fouet de l’esclavage qu’il n’a jamais oublié,dans ces gênes, le fouet de la colonisation qui dort en lui, en toi, cette violence-là que tu veux qu’on offre en bouquet de fleurs, de fouet, ce plaisir inavoué, c’est toi qui me l’as demandé. Que dis-je, tu l’exiges à tous les coups. Alors, mon pauvr’ type, ne changeons pas de sujet. Hein, mon vieux singe ! Ce n’est pas à toi que je vais apprendre la grimace, non ? Dis-moi, les yeux dans les yeux, regarde-toi, en moi, Blanc, Noir, rajoute toutes les couleurs, tous les vernis que tu veux si ça te chantes, mais dis-moi, dis-moi now : Est-ce que tu veux vraiment retourner là-bas vivre là-bas ?
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