Ne me demandez pas de vous expliquer ça. C’est le sentiment indescriptible de ce qu’il y a quelque chose qui ne tourne pas rond. Ce truc indescriptible, je le connais bien. Dans le milieu du travail, je l’avais déjà ressenti. Seulement, à ce jour, je n’ai toujours pas trouvé les mots qu’il faut pour en parler, pour me faire com-prendre. Tu as beau être bon, très bon même, mais il y a toujours quelque chose qui te manque… Et ce quelque chose qui te manque, tu n’y peux rien, c’est comme ça, tu es Noir et tu ne vas pas le changer. D’ailleurs, c’est une des raisons pour lesquelles j’avais décidé, un beau jour de lassitude, de me mettre à mon compte, travailler tout seul, dans mon coin, parce que vois-tu, tu déranges, ton profil dérange et on ne peut pas te le dire clairement, en face, parce que ce serait inadmissible. Raciste. Voilà, le mot est lâché, racisme !
C’est un mot que je déteste. Je lui préfère la banalité de la discrimination : Arendt parlait de la banalité du mal. C’est tellement normal et acquis d’être discriminé sur la base de la couleur de la peau que tout ça se passe comme ça, presqu'inaperçu, comme lettre à la poste, même toi, la victime, tu fermes les yeux par peur de cécité, tellement c’est gros et piquant. La réalité est pourtant là, et tu n’y peux rien, mon frère. Vois-tu, tu t’étais déjà battu pour faire accepter ton homosexualité en d’autres terres, les tiennes, là-bas, terres lointaines et maintenant, c’est la couleur de ta peau qui pose problème. Ici.
Le souci avec le sexe et la couleur de la peau, c’est que tu es dans le subjectif. Il t’est impossible de juger le subjectif d’autrui. Comment peux-tu dire à quelqu’un que son désir, son envie sexuel est raciste ? Comment le faire comprendre à un gars qui te dit, l’œil affable, tout gentillet, qu’il n’a jamais sucé un Black et qu’il serait ravi de sucer ta grande bite de black ? Comment le faire comprendre à celui qui te dit qu’il n’aime pas les Noirs. Il n’en dira pas plus et c’est son droit le plus absolu. Tu ne peux pas juger l’objet de son désir. Tu ne peux pas juger les nuances de son désir quand bien même ce désir-là s’avère résulter d’un imaginaire clairement racisé. Non, tu n’y peux rien. Tu dois seulement l’accepter.
Et il te dit, ah tiens, je n’ai jamais embrassé un Noir, c’est juste pas pour moi, les Noirs. Il fait des commentaires sur tes lèvres, sur ton corps, sur ton sexe circoncis ou pas, pourquoi, il veut savoir. Il dit que les Noirs, c’est connu, ils prennent vite le muscle, puis les Noirs, c’est actif, bien monté, brutal, macho fucker, dominant, les Noirs, c'est pas soumis ni passif gourmand, les Noirs, c’est en doggy, on te plante à l’arrière-cul, parce qu’il ne faut surtout pas te regarder, ton visage, tes traits, oh la couleur de ta douce peau est un tue-l’amour. Il te dit que tu es trop beau pour un Noir, la classique, d’ailleurs il s’étonne dans un français bancal que toi, tu parles trop bien français, comment ça tu écoutes Bach, Mozart mais aussi Fela Kuti – il ne connait même pas Fela ! Il précise à chaque phrase qu’il n’est pas raciste. Les Noirs, c'est juste pas pour lui, voilà.
Je souris en montant le volume de Bisa Kdei, Jwe.
En réalité, celui-là n’est pas une exception. Même les plus progressistes versent dans ce registre que tu ne saurais qualifier, puisque c'est subjectif. Vois-tu, ils se battent pour le mariage pour tous, toi aussi. Ce qui est certain, en revanche, c’est qu’ils se marieront entre eux, c'est une question de bourgeois, d'héritages, rien à battre de tes droits à toi, et les Noirs, les hommes noirs, c’est toujours comme un accessoire. Baiser avec un Noir, c'est un acte de militantisme (!) ou alors l’aumône, la charité, c’est l’acte qu’on pose pour se convaincre, au-dedans de soi-même, qu’on n’est pas raciste. Tiens, j’ai baisé du Noir hier soir, qu’ils doivent penser. Alors c’était comment ?
Je me souviens, il y a quelques mois, c’était après Georges Floyd, BLM, Christine Gonzalez m’avait invité à la radio RTS1 pour parler de sexe et racisme. Je me souviens de son visage, celui de Mélanie Chappuis aussi qui elle, était là pour sa chronique sexto. Elles étaient étonnées – et c’est peu dire – par ce que je racontais. Avec la sexologue (blanche) en studio, elles m’avaient dit que je faisais preuve d’une grande maturité, que j’avais su métaboliser tout ça au point de savoir me tenir au-dessus. Oui, mais le mal est là, la blessure n’est pas superficielle. Elle est même profonde. Il faut être mature, savoir tout mâcher, bien mâcher lorsqu’on est Noir, Noir et gay (en Suisse). Il faut vraiment métaboliser les choses et savoir prendre de la distance pour ne pas te faire traiter de fou furieux qui voit le mal partout. Parce que, et c’est là où tout se crispe, c’est tellement subjectif que même le commentaire d’un raciste patenté, celui qui n’a qu’un seul but, te faire savoir que tu es Noir et donc inférieur, même au lit, inférieur, il faut le métaboliser et l’avaler.
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